Camille Paulhan - Portrait - 2010

Elvire Bonduelle
par Camille Paulhan - septembre 2010
Lorsqu’Elvire Bonduelle est passée devant le jury de l’Ecole des Beaux-Arts en 2000, elle leur a présenté des prothèses pour sourire et des lunettes sèche-larmes. Ces objets, qui pourraient aisément prendre place aux côtés des prothèses de Markus Schinwald dans Dictio Pii, mais dans une version plus joyeuse (1). Ce qui, selon ses dires, fit rire le jury (ça ne doit pas être une mince affaire) ; elle a depuis été diplômée de l’ENSBA, mais n’a pas arrêté d’ébaucher ces petits objets censés nous faciliter la vie ou tout du moins nous faire oublier sa dureté. Elle a écrit un manifeste, genre délicieusement désuet aujourd’hui, mais qui a le mérite de rassembler sa pratique actuelle sous son égide :
« Je crée des choses inspirées par ma quête du bonheur. La plupart du temps il s’agit d’objets qui peuvent être utiles tous les jours car je veux qu’ils soient présents et importants dans notre vie quotidienne. Leur fonction n’est pas primordiale (ils ne sont d’ailleurs pas toujours très fonctionnels), mais ils racontent des histoires : avec les cales on s’adapte, avec les obstacles on s’assouplit, avec les fauteuils on se cultive, etc... Parfois, ce sont des vidéos, diaporamas, chansons ou livres, avec toujours cette ambition de reconstruire le monde et surtout de refonder notre rapport à celui-ci. »
La quête du bonheur peut bien faire sourire : dans tous les cas, il s’agit bel et bien du moteur de travail de la jeune artiste. Elle qui trouvait l’art contemporain triste et désespéré quand elle est entrée aux Beaux-Arts n’a pas beaucoup varié sur la question. Mais disons qu’elle pourrait y avoir apporté une touche de légèreté qui n’est pas désagréable. Que penser d’une artiste qui revendique un art tendre, doux voire (une honte !) gentil ? Que du bien, évidemment. Pas seulement parce qu’il est salutaire d’entendre quelqu’un déclarer que son art est naïf et aspire au bonheur, mais également parce qu’il y a toujours quelque chose à écorcer derrière les déclarations d’intention. 
Il y a, c’est vrai, chez Elvire Bonduelle, cette volonté d’améliorer notre quotidien : ce sont par exemple des cales molles à la Oldenburg qui nous permettraient de profiter mieux des meubles de tous les jours. Se caler devant la télévision, supprimer l’espace qui nous gêne entre le dos et le canapé, par exemple. Ce sont aussi ces pièces minimales mais dont le titre révèle leur amusante fonction : Arrondir les angles au moyen de ces sculptures, à la manière des protège-coins pour bébés, qui les empêchent de heurter les arêtes et autres encoignures. L’artiste remeuble notre intérieur de manière non décorative, mais dans un but plutôt fonctionnel et contemplatif : les espaliers ne sont plus ces instruments de torture gymnastique (une sorte de gril de saint Laurent à la verticale) mais deviennent des bibliothèques ou des supports à plantes vertes. Et, puisqu’il faut bien se muscler en plus de s’instruire, Bonduelle a inventé des poignées-haltères, qu’on se garderait bien de soulever.
Mais, à y regarder de plus près, plusieurs de ses œuvres semblent paradoxales : il y a tout d’abord les Adaptateurs, des sièges qui peuvent à première vue nous rappeler les chaises d’école primaire, en bois cerclé de métal, et qu’il serait délicat de qualifier de confortables. Les adaptateurs de l’artiste, réalisés pour permettre au spectateur de regarder autrement le paysage (un peu plus bas, un peu plus penché, tourné vers le ciel, les pieds en l’air), peuvent être disposés de toutes les manières possibles. Mais dans tous les cas, il nous faudrait une bonne demi-douzaine de cales molles pour y être à l’aise. Et pourtant, à la manière de certaines œuvres de Philippe Ramette dont la parenté formelle semble évidente, ces meubles semblent être là pour permettre un délassement tout autant que mettre en jeu une ironie certaine. Est-ce le spectateur qui fait s’accommoder l’adapta teur à son propre corps ou le meuble même qui lui impose ses coins ?
Dans un autre registre, son Rocking-transat, que l’on peut agrémenter de différents revêtements, semble tout à fait inoffensif. Les peintures de grosses gouttes bleu clair, noires ou rouge vif qui pourraient l’habiller représentent en réalité larmes, pétrole et sang. Une manière de représenter le tragique sous un mode symbolique qui rappelle certaines méthodes, comme les haricots de Viallat.
La vie contemporaine serait dure : Elvire Bonduelle ne tente pas de réfuter cet argument, mais plutôt de le contourner. Pour cette dernière, l’art se préoccupe trop de cette dureté, au point parfois de s'y enliser ; elle fera alors un art qui n’efface pas la réalité mais se contente d’en donner une nouvelle approche. Son Meilleur Monde, sorte de pastiche du quotidien français dont les pages sont devenues des supports à bonnes nouvelles, a été globalement perçu comme un éloge des bonnes nouvelles, ou (son pendant obligé) comme une déploration de la rareté des bonnes nouvelles, minceur de ce nouvel opus oblige. Bien sûr, ces deux approches n’étaient pas erronées, mais on aurait très bien pu également y voir l’angoisse d’un monde parfait. Le titre même de l’œuvre, rappelant sans nul doute le roman de Huxley, pouvait augurer d’un univers où toute mauvaise nouvelle serait accueillie par un petit rectangle blanc disposé à dessein pour la masquer. L’apologie du bonheur est ambiguë chez l’artiste, tout simplement parce qu’il lui est impossible de faire abstraction de la réalité. Comme elle l’explique, si la vie est dure, alors il faut s’entraîner. Ce n’est pas « faire comme si », mais « faire avec et autrement ». Sa vidéo L’homme semble exprimer parfaitement cette idée : elle y présente un « homme » (elle-même), « standard, aux proportions classiques ». Face aux nouvelles du monde (qui défilent sur l’écran, des plus graves aux marronniers), l’ « homme » peut se mettre à pleurer. Mais un autre type d’homme existe : celui qui se met à danser, devant le spectacle des pires actualités. Nul cynisme chez l’artiste, puisque « la vie continue, ce n’est jamais terminé ». Voilà juste une nouvelle attitude, ni désintéressement, ni complainte bruyante du délabrement du monde, mais acceptation de celui-ci afin de pouvoir aller vers autre chose.
Le travail d’Elvire Bonduelle semble relever d’un désenchantement joyeux. Il n’y a d’ailleurs pas que les « grands sujets » qui l’intéressent ; l’intime, la sphère familiale bourgeoise la fascinent également. Et là encore, il n’est pas question de déplorer la perte de la profondeur d’âme et de la grandeur d’esprit : tout au plus souhaite-t-elle s’en amuser, en réalisant des tee-shirts ?? KK (besoin d’un dessin ?), des fauteuils-étagères à livres de poche qui viendront remplacer les bibliothèques à encyclopédies, ou encore des assiettes à définitions de mots compliqués pour mieux égayer les conversations de table. Sa collection de photographies de maisons, voitures et chiens, synonymes du confort et de la réussite bourgeois nous prouvent, s’il y avait besoin, que le bonheur n’existe définitivement pas dans les stéréotypes. Alors, comme tout ne va pas si bien dans le meilleur des mondes, il faut savoir en rire et « cultiver notre jardin ».
* Deuxième version du texte, Màj 18 septembre 2010.
(1) On me pardonnera d’y faire absolument tout le temps allusion, mais le Catalogue d’objets introuvables de Carelman recèle d’objets de la sorte. Ainsi, on y trouve les « Lunettes pour éplucher les oignons », munies de petits tuyaux garnis d’éponges (ou l’anti-Elvire Bonduelle, la « Cafetière pour masochiste », avec manche du côté de la verseuse).
Lorsqu’Elvire Bonduelle est passée devant le jury de l’Ecole des Beaux-Arts en 2000, elle leur a présenté des prothèses pour sourire et des lunettes sèche-larmes. Ces objets, qui pourraient aisément prendre place aux côtés des prothèses de Markus Schinwald dans Dictio Pii, mais dans une version plus joyeuse (1). Ce qui, selon ses dires, fit rire le jury (ça ne doit pas être une mince affaire) ; elle a depuis été diplômée de l’ENSBA, mais n’a pas arrêté d’ébaucher ces petits objets censés nous faciliter la vie ou tout du moins nous faire oublier sa dureté. Elle a écrit un manifeste, genre délicieusement désuet aujourd’hui, mais qui a le mérite de rassembler sa pratique actuelle sous son égide :

« Je crée des choses inspirées par ma quête du bonheur. La plupart du temps il s’agit d’objets qui peuvent être utiles tous les jours car je veux qu’ils soient présents et importants dans notre vie quotidienne. Leur fonction n’est pas primordiale (ils ne sont d’ailleurs pas toujours très fonctionnels), mais ils racontent des histoires : avec les cales on s’adapte, avec les obstacles on s’assouplit, avec les fauteuils on se cultive, etc... Parfois, ce sont des vidéos, diaporamas, chansons ou livres, avec toujours cette ambition de reconstruire le monde et surtout de refonder notre rapport à celui-ci. »

La quête du bonheur peut bien faire sourire : dans tous les cas, il s’agit bel et bien du moteur de travail de la jeune artiste. Elle qui trouvait l’art contemporain triste et désespéré quand elle est entrée aux Beaux-Arts n’a pas beaucoup varié sur la question. Mais disons qu’elle pourrait y avoir apporté une touche de légèreté qui n’est pas désagréable. Que penser d’une artiste qui revendique un art tendre, doux voire (une honte !) gentil ? Que du bien, évidemment. Pas seulement parce qu’il est salutaire d’entendre quelqu’un déclarer que son art est naïf et aspire au bonheur, mais également parce qu’il y a toujours quelque chose à écorcer derrière les déclarations d’intention. 
Il y a, c’est vrai, chez Elvire Bonduelle, cette volonté d’améliorer notre quotidien : ce sont par exemple des cales molles à la Oldenburg qui nous permettraient de profiter mieux des meubles de tous les jours. Se caler devant la télévision, supprimer l’espace qui nous gêne entre le dos et le canapé, par exemple. Ce sont aussi ces pièces minimales mais dont le titre révèle leur amusante fonction : Arrondir les angles au moyen de ces sculptures, à la manière des protège-coins pour bébés, qui les empêchent de heurter les arêtes et autres encoignures. L’artiste remeuble notre intérieur de manière non décorative, mais dans un but plutôt fonctionnel et contemplatif : les espaliers ne sont plus ces instruments de torture gymnastique (une sorte de gril de saint Laurent à la verticale) mais deviennent des bibliothèques ou des supports à plantes vertes. Et, puisqu’il faut bien se muscler en plus de s’instruire, Bonduelle a inventé des poignées-haltères, qu’on se garderait bien de soulever.

Mais, à y regarder de plus près, plusieurs de ses œuvres semblent paradoxales : il y a tout d’abord les Adaptateurs, des sièges qui peuvent à première vue nous rappeler les chaises d’école primaire, en bois cerclé de métal, et qu’il serait délicat de qualifier de confortables. Les adaptateurs de l’artiste, réalisés pour permettre au spectateur de regarder autrement le paysage (un peu plus bas, un peu plus penché, tourné vers le ciel, les pieds en l’air), peuvent être disposés de toutes les manières possibles. Mais dans tous les cas, il nous faudrait une bonne demi-douzaine de cales molles pour y être à l’aise. Et pourtant, à la manière de certaines œuvres de Philippe Ramette dont la parenté formelle semble évidente, ces meubles semblent être là pour permettre un délassement tout autant que mettre en jeu une ironie certaine. Est-ce le spectateur qui fait s’accommoder l’adaptateur à son propre corps ou le meuble même qui lui impose ses coins ?

Dans un autre registre, son Rocking-transat, que l’on peut agrémenter de différents revêtements, semble tout à fait inoffensif. Les peintures de grosses gouttes bleu clair, noires ou rouge vif qui pourraient l’habiller représentent en réalité larmes, pétrole et sang. Une manière de représenter le tragique sous un mode symbolique qui rappelle certaines méthodes, comme les haricots de Viallat.

La vie contemporaine serait dure : Elvire Bonduelle ne tente pas de réfuter cet argument, mais plutôt de le contourner. Pour cette dernière, l’art se préoccupe trop de cette dureté, au point parfois de s'y enliser ; elle fera alors un art qui n’efface pas la réalité mais se contente d’en donner une nouvelle approche. Son Meilleur Monde, sorte de pastiche du quotidien français dont les pages sont devenues des supports à bonnes nouvelles, a été globalement perçu comme un éloge des bonnes nouvelles, ou (son pendant obligé) comme une déploration de la rareté des bonnes nouvelles, minceur de ce nouvel opus oblige. Bien sûr, ces deux approches n’étaient pas erronées, mais on aurait très bien pu également y voir l’angoisse d’un monde parfait. Le titre même de l’œuvre, rappelant sans nul doute le roman de Huxley, pouvait augurer d’un univers où toute mauvaise nouvelle serait accueillie par un petit rectangle blanc disposé à dessein pour la masquer. L’apologie du bonheur est ambiguë chez l’artiste, tout simplement parce qu’il lui est impossible de faire abstraction de la réalité. Comme elle l’explique, si la vie est dure, alors il faut s’entraîner. Ce n’est pas « faire comme si », mais « faire avec et autrement ». Sa vidéo L’homme semble exprimer parfaitement cette idée : elle y présente un « homme » (elle-même), « standard, aux proportions classiques ». Face aux nouvelles du monde (qui défilent sur l’écran, des plus graves aux marronniers), l’ « homme » peut se mettre à pleurer. Mais un autre type d’homme existe : celui qui se met à danser, devant le spectacle des pires actualités. Nul cynisme chez l’artiste, puisque « la vie continue, ce n’est jamais terminé ». Voilà juste une nouvelle attitude, ni désintéressement, ni complainte bruyante du délabrement du monde, mais acceptation de celui-ci afin de pouvoir aller vers autre chose.

Le travail d’Elvire Bonduelle semble relever d’un désenchantement joyeux. Il n’y a d’ailleurs pas que les « grands sujets » qui l’intéressent ; l’intime, la sphère familiale bourgeoise la fascinent également. Et là encore, il n’est pas question de déplorer la perte de la profondeur d’âme et de la grandeur d’esprit : tout au plus souhaite-t-elle s’en amuser, en réalisant des tee-shirts ?? KK (besoin d’un dessin ?), des fauteuils-étagères à livres de poche qui viendront remplacer les bibliothèques à encyclopédies, ou encore des assiettes à définitions de mots compliqués pour mieux égayer les conversations de table. Sa collection de photographies de maisons, voitures et chiens, synonymes du confort et de la réussite bourgeois nous prouvent, s’il y avait besoin, que le bonheur n’existe définitivement pas dans les stéréotypes. Alors, comme tout ne va pas si bien dans le meilleur des mondes, il faut savoir en rire et « cultiver notre jardin ».

Portraits-lagalerie.fr, août 2010


* Deuxième version du texte, 18 septembre 2010.
(1) On me pardonnera d’y faire absolument tout le temps allusion, mais le Catalogue d’objets introuvables de Carelman recèle d’objets de la sorte. Ainsi, on y trouve les « Lunettes pour éplucher les oignons », munies de petits tuyaux garnis d’éponges (ou l’anti-Elvire Bonduelle, la « Cafetière pour masochiste », avec manche du côté de la verseuse).