Elvire Bonduelle - À la recherche du bonheur - 2016


Parution dans "Communication et langage" n°190, sur "Le devenir artistique de l’information", 2016


J’ai longtemps considéré les journaux, la radio, les actualités comme le meilleur remède contre la folie de l’artiste. Quoi de plus rassurant, finalement, que d’ouvrir son journal le matin et de lire l’une après l’autre les lignes d’un article qui confèrent à chaque histoire une valeur d’authenticité, de réalité, une fenêtre sur le monde qui tient entre les mains. Dans ce long voyage que constitue la vie d’artiste, les médias ont été pour moi un moyen de voir le monde qui défile, le monde auquel parfois je ne me sens plus appartenir, une forme de réalité bien tangible qui m’autoriserait aussi la quête qui est la mienne, mon
utopie d’une oeuvre dédiée au bonheur. Le jour où j’ai compris qu’il me serait absolument impossible d’exercer une autre profession que celle d’artiste, j’ai pris peur. C’est idiot, mais l’image que j’avais de mes confrères, mes consoeurs, le pire peut-être que je pouvais m’imaginer, c’était cet artiste un peu maudit, certainement pas dans le coup, vivant en
ermite dans un atelier rempli d’un fatras témoin de ses obsessions, un désordre malheureux, une tristesse, une noirceur.
Cet artiste qui à l’école des beaux-arts nous a tous fait peur ou envie, mais surtout très peur, j’ai voulu lui opposer une oeuvre aux antipodes, marquée par cette quête souvent inepte qui s’étale en Une des magazines féminins, cette aspiration commune et qui me semblait un peu délaissée par mes contemporains artistes, je parle bien entendu de la recherche du bonheur.
Je me lançais alors à corps perdu dans l’invention d’obscures machines contribuant à chasser le malheur et obtenir de force s’il le fallait le moyen d’être heureux. C’est ainsi que l’une de mes premières oeuvres s’intitulait Le sèche-larmes. Je regrette souvent qu’il n’ait pas été homologué et commercialisé par les industriels tant il est vrai que nous sommes nombreux et nombreuses à devoir
écraser nos larmes. Un engin simple d’usage, formé de deux épongettes montées en lunette de façon à arrêter tout débordement ou inclination à la tristesse. Très vite, j’en arrivais à une deuxième conclusion : une idée, une oeuvre, une artiste. J’allais inlassablement au cours de ma vie me consacrer à cette quête du bonheur.
Comme vous l’imaginez, il faut pour un tel sacerdoce se fermer un peu par moment à ce que sont en réalité la vie, le monde, les gens. Vivre au service d’une utopie sous le joug de la dictature du bonheur, c’est nécessairement oblitérer l’ambiguïté, la complexité du réel. Ainsi en 2010, tandis que ma petite entreprise avait produit quelques oeuvres au service de mon dessein initial, je me dessinais dans un autoportrait en dictatrice du bonheur dotée de petites moustaches roses. Mes obsessions m’amenaient à de grandes difficultés parfois. Que dire en société avec ses amis, avec ces gens si affairés par les tourments qui frappent nos vies ? J’étais en retrait, je le sentais bien, l’actualité n’était pas qu’une compilation de nouvelles ou de catastrophes survenues sous différentes latitudes, c’était aussi le ciment de notre société, un lien entre chacun, une matière à débat, l’occasion de se socialiser. Bien que j’essayais le plus souvent possible de me tenir informée par une lecture des journaux empruntés à mon père et qui me paraissaient d’un grand sérieux, je devais me rendre à l’évidence : pour comprendre l’actualité, il faut la suivre depuis longtemps, y consacrer une partie de ses journées. Je trouvais alors des solutions plus commodes, comme épouser un journaliste ou refaire un journal à ma manière.
Je choisis alors de m’attaquer à une institution, je ne vous parle pas de la Gazette des arts bien sûr, mais du journal Le Monde. Premièrement, je le rebaptisais Le meilleur Monde, ce n’est pas un hommage à Orwell mais un adverbe utile pour coller à ma quête de bonheur. Sans dire rien à personne de mon projet clandestin, je me mis chaque jour à lire le fastidieux quotidien avec pour seule bouée une paire de ciseaux. J’exerçais alors une forme de censure totalitaire et ne gardais chaque jour du lot de nouvelles que celles qui me paraissaient heureuses.
Voilà le projet Le meilleur Monde dans toute sa folie, ne garder des informations que celles à fort quotient de bonheur. Je réalisais alors combien la vie est triste et à mille lieues de mon travail d’artiste. Je comprenais en ça un peu mieux chaque jour ce vieil artiste encombré de ses dépressions, seul et maudit que j’avais imaginé au début de ma carrière comme un épouvantail et le miroir négatif de ce que je voulais créer. En obsessionnelle consciencieuse je ne reculais pas devant la difficulté de la tâche, aussi, s’il me fallut plus de trois mois pour réunir de quoi assembler un
journal utopique, je pris le temps du bonheur. Ne dit-on pas d’ailleurs que pour être heureux il faut être patient ? Pour ma part, le bonheur était une affaire de découpe. Couper les mauvaises nouvelles qui se présentaient à moi, comme un bonze généreux qui écarte du revers d’une main grasse toutes ondes négatives. Bientôt, je réunissais la somme de mes efforts en une pile aux formes rectangulaires et de tailles variées d’articles positifs, trouvailles scientifiques, chiffres prometteurs, annonces politiques ambitieuses, portraits de personnalités exemplaires, qui assemblés les uns aux autres constitueraient l’architecture du meilleur Monde. Pour parfaire le projet, je décidais d’en informer les autorités du journal, qui accueillirent la nouvelle comme il se doit avec bonheur. Je décidais immédiatement d’en imprimer mille exemplaires et de les distribuer au métro Bonne Nouvelle. L’art, c’est faire plier le réel à sa vision, j’avais pu faire un numéro du journal, un numéro heureux, un exemplaire exemplaire, c’est peu mais cela constitue déjà une petite victoire.

Le bonheur est souvent affaire de reproduction, je passais donc la barrière naturelle des Pyrénées direction Madrid, j’avais sous le bras quelques numéros du meilleur Monde, une galerie amie dans la capitale espagnole et une idée précise pourrenouveler l’expérience. Cette fois, j’allais directement dans les bureaux d’El Pais, le plus grand quotidien du pays. À l’aise désormais dans ce monde de journalistes, de café brûlant, de cravates mal nouées, d’excitation insensée sur les malheurs du monde, je déambulais parmi cette engeance d’intellectuels mal finis arrimés à l’immédiat, vissés à leur téléphone et qui ne cessent de fumer, de marcher et de parler vite. Je me dirigeais vers le patron pour lui proposer une version hispanique de mon projet que j’intitulais "El mejor Pais".
Malin et opportuniste, il acceptait tout de suite, conférant à cette nouvelle version un crédit officiel et participatif. Ne pouvant détacher un bataillon de ses meilleurs éléments, ce patron imaginatif trouva donc une solution alternative : mettre à ma disposition une armée mexicaine d’ambitieux stagiaires, de rédacteurs débutants et d’apprentis journalistes. Cette escouade d’hispanophones m’aida pendant trois mois et demi à débusquer les meilleures nouvelles. Je profitais pour ma part de mon statut de petite cheffe et du temps dégagé pour me consacrer à une exposition à Madrid toujours autour du thème de l’actualité. Je présentais ainsi une série d’assiettes sous forme de camemberts colorés intitulée "Life is a Piece of Cake". Ces parts de camemberts représentaient des graphiques
chiffrés ayant trait aux nouvelles du monde.
Le saviez-vous ? Si les gens sont heureux, c’est pour 60 % en raison de leur ADN, pas d’effort à faire si vous voulez être heureux, contentez-vous d’avoir une famille qui l’a été avant vous. Si ce n’est pas le cas rassurez-vous, 40 % pour vous rendre heureux, ça reste honorable.

Pour être heureuse, il fallait aussi rester connectée aux autres, à ce qui se passe, à ce qui advient dans nos sociétés. Il fallait lire les journaux. Pour contrer ma fainéantise naturelle, j’imaginais un procédé janséniste de cravaches actuelles. En clair, des cravaches pour fouetter les chevaux, transformées en cannes à journal. Ce pourrait être un accessoire décoratif, une ineptie sortie du crâne d’un décorateur de ces espaces « lounge » que personnellement j’exècre, et je crois d’ailleurs en avoir vu quelques-uns du même goût depuis, mais je ne renie pas pour autant cette oeuvre
car l’intention me paraît juste : l’actualité est comme un coup de fouet, un rappel douloureux au réel. Après tout, nous autres artistes qui bénéficions d’une dispense du réel, ne devrions-nous pas nous fouetter aux actualités, nous frotter au monde ? Certes, l’artiste se doit d’être à l’avant-garde, détaché des lourdeurs de la réalité. Nous devons chacun à notre façon imaginer les contours d’une utopie.
Pourtant, je crois que l’actualité, loin de corrompre l’élan créateur, agit comme un contrepoids indispensable à l’équilibre de nos utopies. Ainsi l’artiste peut imaginer un dessein plus grand, plus libre et conférer à son projet un peu de la nuance qui fait la richesse du monde. Ce que je viens de vous raconter qui peut vous paraître obscur, je le résumais à ma façon en une petite vidéo que j’intitulais L’Homme.
Je me permettrai de vous citer ici une partie du texte :
"Voici l’homme, l’homme standard, avec des articulations, un homme aux proportions classiques, et voici l’homme qui marche. Lorsqu’il s’ennuie, l’homme s’intéresse aux choses du monde qui l’entoure. Parfois ça ne lui fait rien et il se remet en marche. D’autres réactions sont possibles, parfois il est accablé, et il se met à pleurer, pleurer de tout son coeur, c’est un peu ridicule, mais c’est vrai que c’est triste. Et puis il y a le troisième type. Ce type-là est assez étonnant, tout en lisant, il se met à danser, on se demande pourquoi, mais pourquoi pas ? Et il danse, il danse, il ne s’arrête plus. Et puis la vie continue, c’est jamais terminé. . . Bah tant mieux d’ailleurs, je croyais que vous aviez peur de la mort ?"
Je m’étais pour l’occasion déguisée en homme, avec une combinaison intégrale en pilou, cette matière ultra-douce des pyjamas d’enfants, couleur chair. Je marchais, je dansais, je lisais, je lisais les journaux et défilaient à toute allure quelques nouvelles du monde. Ce flot d’information ininterrompu, lointain, immatériel, rythmant par à-coups la journée de la vie d’un homme ordinaire qui se voudrait citoyen, se vivifiant de ces quelques nouvelles comme pour donner du sérieux à sa condition d’homme, toute la dérision de ce spectacle auquel nous assistons si souvent impuissants, c’est cette impuissance tragique de l’homme, son statut passif, qui m’intéressait. Il questionnait au plus profond ma quête du bonheur. Le bonheur, après tout, ne serait-ce pas ces quelques moyens dérisoires de lutter contre l’inéluctable érosion de la vie que nous mettons chaque jour en oeuvre ?

Le bonheur, ce n’est pas que sécher ses larmes, se fouetter aux actualités ou ne voir de
la vie que ce qui est heureux. C’est aussi accepter notre condition passive non pas sous la forme d’un aveu de faiblesse, mais dans un élan de lucidité et d’honnêteté. Cette notion de vérité, d’honnêteté, m’appellera plus tard sous d’autres latitudes à considérer un nouveau pan de mon utopie. Ainsi, après que fut sorti des presses espagnoles El mejor Pais, je m’attelais à réfléchir cette fois à des valeurs non moins originales mais je crois essentielles : foi, espoir, paix. Ces grands mots, je les forgeais avec du métal, pliant les lettres les unes après les autres comme s’il se fût agit d’établir mon ardeur à me conformer à ces valeurs positives. Une fois sculptés, j’accrochais ces mots géants aux frontons de maisons véritables.
À Los Angeles, sur l’une d’entre elles de style mission espagnole, un collectionneur me demandait de réaliser le projet "FaitHoPeace". Ces mantras un peu new-age forgés en métal correspondent bien à cette ville américaine. J’étais partie là-bas pour étudier l’architecture standardisée de l’après-guerre, comprendre si l’utopie collective d’un habitat taillé pour le bonheur rendait réellement heureux
ceux qui l’habitaient. Vous connaissez peut-être l’Amérique ? Ces maisons d’architectes conçues
autrefois pour les classes populaires sont aujourd’hui des pièces rares que s’arrachent à prix d’or de riches esthètes. L’utopie collective a laissé place là-bas à la loi du marché, et pourtant Los Angeles reste une ville du bonheur, une ville de pionniers où les valeurs positives, bien loin du pessimisme européen, sont érigées en but pas si inaccessible.
Après avoir passé deux années là-bas je retrouve avec bonheur ce pays que j’aime tant, la France. Les actualités ne sont pas vraiment plus heureuses, et la question reste entière : comment être heureux ?
Les médias, la production journalistique ne sont-ils qu’un horizon dramatique pour se rassurer à peu de frais sur notre bonheur, connaître le malheur des autres pour se savoir heureux ? Je crois que notre rôle d’artiste, c’est voyager sans cesse entre la réalité âpre et tragique de la vie et la liberté magique de nos rêves.